Il parait que c’est l’âge où l’on prend soudainement conscience de sa mortalité. On noie les accès de terreur existentielle dans la poursuite d’une version miniature, plus restreinte et raisonnable, des rêves de ses vingt ans : conjoint adéquat, perpétuation du stock génétique et efforts modérés pour garder un boulot pas trop chiant, doté d’une feuille de paie qui suit l’inflation. À l’approche d’une mort imminente (à cinquante/soixante anniversaires près), il est temps de devenir réaliste et de savoir faire des compromis.
Quand j’étais un ado boutonneux qui lisait Baudelaire et Lautréamont au lieu de réviser son aoriste et ses déclinaisons, il m’arrivait parfois d’exposer mes théories pragmatiques sur la banalité de la mort et l’attrait métaphysique du suicide à des adultes qui goûtaient fort peu l’exercice intellectuel, me lançant des regards inquiets, me demandant si tout allait bien, m’assurant que tout n’était pas si noir et qu’il n’était jamais trop tard et si on parlait de ma matière préférée à l’école et de mes dessins-animés favoris. Pourtant, je n’était pas spécialement intéressé par l’idée d’une mise-en-application prématurée de mes digressions philosophiques : mon incompréhension face aux émotions infantiles baignées de contes et légendes judéo-chrétiennes à l’idée de sa propre mort était tout à fait sincère. Blaise et sa martingale bayésienne n’était pas entièrement à coté de la plaque, il suffisait juste d’enlever le décorum farces-et-attrappes de l’équation. Les diablotins à cornes et barbichette attisant les flammes de l’enfer sous des chaudrons de pêcheurs en larmes : ça fait de l’art magnifique sous le pinceau d’un hollandais bipolaire, mais c’est assez faible, comme matériau métaphysique pour le XXIè siècle. Franchement, l’idée d’un vieillard irascible qui enregistre scrupuleusement vos habitudes alimentaires et préférences copulatoires en vue d’un rapport post-mortem avec pénalités payables en souffrances et lamentations éternelles, ça vous parait pas un peu bancal, à l’époque d’Internet et du paratonnerre? Bref, il ne reste guère que l’option néant indolore à ma gauche, boîte mystère à ma droite — un mystère probablement plus sophistiqué et moins suspicieusement anthropocentrique que les fables d’Expert-Comptable Magique sus-décrites. Je sais pas vous, mais j’ai toujours été curieux et j’adore les surprises, donc c’est gagnant-gagnant.
Bizarrement, c’est à l’approche des 20 ans, à force d’écouter mes vieux amis en blouse blanche et leurs prévisions vagues, changeantes et aussi précises que Météo France au mois d’avril, que j’ai commencé à m’inquiéter de la possibilité de clamser avant d’avoir lu tout Balzac et fait l’amour dans une grande roue de fête foraine. J’ai toujours été un peu obsessionnel-compulsif sur les bords : l’idée de laisser des trucs inachevés et de commencer sans pouvoir finir m’horripilait. Pourtant, ça aurait été le bon moment pour prendre un emprunt sur quarante ans. Mais n’en déplaise aux maximes hippies pseudo-zen qui ornent les posters de votre voisine de bureau, vivre tous les jours de sa vie comme si c’était le dernier jour, c’est très enquiquinant, surtout s’il s’avère finalement que c’était pas le dernier jour (« Pourquoi le chat boîte depuis hier soir et d’où viennent ces lacérations sur mon bas-ventre? Euh… Tu comprends, je comptais pas passer la journée et… »).
Vivre sa vingtaine comme si l’on ne comptait pas vieillir, ça n’a rien de bien original. Tout le monde le fait. Mais sans abuser. Certes, ça détruit consciencieusement son foie en beuveries étudiantes et ça fume assez de clopes pour se garantir un poumon d’acier trente ans plus tard. Mais ça s’attache quand même à pas rater sa troisième tentative de première année pharma ou archi. D’abord parce que ça fera plaisir à papa, et papa paye le loyer de la chambre de bonne dans le 5è. Aussi parce qu’au fond de soi, ça n’est pas sûr de vouloir toujours être étudiant, artiste-crêve-la-faim ou poète maudit à trente ans. Tout ça n’a pas grand intérêt.
On peut aussi essayer de faire l’inverse : passer ses journées comme si de rien n’était et vivre chaque année comme la dernière. Ça laisse au moins le temps d’aller voir le monde en attendant.
Finalement, je me suis fait à l’idée. Peut-être est-ce les paumes écartées d’Iryna contre les vitres embuées de notre cabine au sommet de la grande roue d’Odaiba l’hiver dernier, ou juste parce que j’en avais marre d’acheter mes billets d’avion en aller-simple. Non seulement j’ai toujours conscience de ma propre mortalité, mais j’ai décidé que je n’en avais vraiment rien à foutre. C’est pas parce qu’on refuse résolument de grandir qu’on ne peut pas miser sur le moyen-terme de temps en temps. Pour le reste, ça m’évite d’avoir à me demander ce que je pense de la retraite à 70 ans et de l’opportunité de rentrer dans la fonction publique française pour la sécurité de l’emploi.
Quant à savoir l’impact que cette nouvelle étape dans la poursuite du satori aura sur la fréquence des présentes ruminations carnetières… Je vous tiens au courant dés que je sais.
Généralement, lors des voeux d’anniversaire, je fais mon malin et préfère proclamer « Bonne année ! »
Je pense que dans le contexte de cet article, ce souhait de bonne année n’a jamais été aussi pertinent.
Profite bien !
Comment par Xavier — 25 novembre 2010 @ 6:21
[…] décidé qu’il fallait me trouver un nouveau hobby. Peut-être à cause du changement de décennie ? Ou peut-être parce qu’avec la perspective d’habiter à nouveau dans la même ville […]
Ping par L'Automne à Paris » Il tape sur des tambours… — 14 août 2014 @ 5:55