C’est Shizu qui l’avait repérée la première : une petite araignée qui profitait de mon épaule accueillante pour faire un tour en ville sans payer son ticket de train. Rien de surprenant, après une après-midi à faire les idiots dans l’herbe de Yoyogi.
Elle avait l’air plutôt paisible. Ou plutôt il avait l’air paisible, puisque, hors présence de locuteurs méditerranéens, je refuse toujours de me plier à la dictature de ces tournures grammaticales genrées françaises qui font fi des plus élémentaires notions de biologie et de logique pour attribuer un sexe unique et arbitraire à une espèce entière (quand j’était petit, je ne comprenais absolument pas pourquoi ma petite cousine françouillaise s’entêtait à penser que le mari de Madame Grenouille, c’était Monsieur Crapaud, alors que Monsieur Grenouille semblait un candidat beaucoup plus logique, compte tenu des coutumes administratives en matière de partage des noms entre époux). J’étais occupé à compter ses pattes et ses yeux, pendant que Shizu et Chiho tergiversaient sur la signification profonde de ce présage dans la culture locale, s’accordant finalement pour une condamnation à mort de l’arachnide voyageur, au motif qu’il faisait déjà nuit, et que tout le monde sait que les araignées du soir sont signe de malchance. Alors que le matin, oui, c’est bon signe.
Apparemment, les petits vieux qui occupent leur soirées d’hiver à fabriquer des dictons à la con ne se concertent pas entre pays, fût-ce pour éviter de se contredire aussi sottement. Peut-être une question de fuseau horaire.
« Araignée du matin : chagrin ; araignée du soir : espoir… »
C’était sorti sans réfléchir, par réflexe pavlovien plus que par volonté de faire appel de la condamnation. Surtout que c’est assez léger, deux rimes pauvres, comme plaidoyer contre la peine capitale.
Shizu et Chiho m’ont regardé d’un air perplexe. Même Kieran, qui connait pourtant quelques beaux jurons en français, se demandait si ma soudaine digression linguistique était signe précurseur d’un accident cérébral.
Ce mélange d’incompréhension et de consternation un peu inquiète, je m’en souvenais très bien. C’était le même que m’avait donné monsieur de G., notre bien-aimé professeur de Littérature, un matin où j’avais contribué cette même perle de sagesse populaire française à l’analyse sémantique d’une strophe de Baudelaire. C’était l’époque où les cours du vendredi matin me servaient de réacclimatation à la vie diurne post-sortie-musicale, le cerveau un peu brumeux du manque de sommeil. Cela dit, comme tout imbécile de seize ans en pleine indigestion d’adolescence, j’avais rarement les idées très claires, même après ma sieste de midi.
« Vous allez bien, monsieur D. ? », m’avait-il demandé sur un ton à mi-chemin entre l’amusement et la sollicitude.
Monsieur de G. avait la gentillesse triste de ces professeurs beaucoup trop talentueux pour gâcher une culture raffinée et un authentique amour des arts avec les troupeaux de veaux hormonaux que nous formions. Malgré toute l’affection que nous lui portions, son alcoolisme notoire, quoique discret, nous faisait plutôt rire. Il ne faut pas demander trop d’empathie à des ados boutonneux : ils ont déjà bien du mal avec eux même.
La porte du train s’est ouverte à Shinjuku et j’ai encouragé d’une pichenaude mon nouveau pote à huit pattes à aller explorer de nouveaux horizons urbains.