Il y a quelque temps, j’ai soudain décidé qu’il fallait me trouver un nouveau hobby. Peut-être à cause du changement de décennie ? Ou peut-être parce qu’avec la perspective d’habiter à nouveau dans la même ville six ans plus tard, je voulais éviter de m’enfoncer trop facilement dans la routine de mes vieilles habitudes.
J’imagine que c’est comme ça que l’on se met au bingo ou à la broderie à l’approche de la retraite : le jour où on réalise que la demi-bouteille de gin par soir n’est pas un loisir viable sur le long terme, sans même parler de l’aspect social qui laisse souvent à désirer.
Comme je ne suis pas particulièrement doué pour le point de croix, le tambour japonais m’avait semblé une bonne idée.
A priori, je ne suis pas particulièrement doué pour le tambour non plus. J’ai le sens du rythme d’un gibbon domestiqué… à en croire mon irascible professeur de piano de l’époque, qui avait l’habitude de corriger les lacunes de mon 3/8 en battant violemment la mesure avec mes doigts sur le rebord du piano. C’était les années 80, on pratiquait la pédagogie différemment.
Le tambour japonais, ou wadaiko comme on dit par ici, ne désigne pas vraiment un instrument ou une technique particulière, mais une famille assez variée. Le moindre recoin du Japon possède sa tradition percussive, qui n’a rien à voir avec celle du village voisin, trois vallées plus loin. On y retrouve typiquement toujours une joyeuse bande de batteurs, debouts ou assis en tailleur devant un assortiment de tambours allant du format poche à la taille roue de tracteur, exécutant une chorégraphie rythmique élaborée et parfaitement synchrone, où chaque membre a son rôle précis et son occasion de briller à son tour. À mi-chemin entre du jazz de bar et de la natation synchronisée.
Ça m’allait bien, comme loisir, une pratique musicale qui me permette de travailler mon sens du rythme en groupe, sans avoir besoin de porter un béret ou un bonnet de bain. Je me voyais déjà, tapotant gentiment sur mon tambourin au milieu de mes petits camarades. Un truc ludique et pas violent. Pour les arts martiaux, j’avais déjà donné.
Évidemment, c’était sans compter sur mon immense capacité à bâcler la plus élémentaire des recherches préliminaires avant de me jeter tête la première en terre inconnue.
Le Miyake Taiko, comme son nom l’indique, est une forme de tambour originaire de la petite île de Miyake : un bout de roche repeint à la lave toutes les quelques décennies et baigné de fumées volcaniques toxiques le reste du temps. Dans les années 2000, le gouvernement avait du en décréter l’évacuation sanitaire complète, avant d’autoriser les plus irréductible habitants à y retourner quelques années plus tard. Bref, un petit coin de paradis subtropical.
Les habitants de Miyake-jima, lorqu’ils peuvent mettre le nez dehors sans masque-à-gaz, célèbrent la fin de l’été (et vraisemblablement une année de plus où le volcan n’a pas incinéré leur jardin) par plusieurs jours de festivités durant lesquelles les trois villages de l’île paradent au son des tambours, se pintent la gueule au tord-boyau local et se rencontrent sur la plage pour des joutes inter-communales qui tiennent principalement du pugilat alcoolisé à trois-cents participants. Le climat est doux, mais l’insulaire un peu rude.
« Et sinon, le petit tambourin assis en tailleur, vous faites aussi ? »
Le Miyake Taiko se pratique sur un seul type de tambour de taille et de poids similaires à un gros tonneau : portable à bout d’épaule par deux types costauds, mais qu’il vaut mieux ne pas recevoir sur un coin d’orteil. Debout de part et d’autre de chaque tambour, une personne frappe une mesure rythmique, tandis que l’autre exécute le motif principal. Chaque battement s’accompagne de mouvements du corps entier, où les extrémités suivent des trajectoires dans l’espace tenant plus de l’art martial façon Shaolin que d’une quelconque pratique musicale. Le son résultant ressemble à s’y méprendre à un roulement de tonnerre ponctué d’éclats violents. Majestueux à vous en faire trembler le bout des lèvres, et vraiment pas compatible avec le port du pacemaker.
L’école était tenue par un patriarche septuagénaire et ses trois fils, tous dotés de pectoraux à faire passer Bruce Lee pour un anorexique et, pour le père, du caractère bienveillant mais fort peu enclin à la boutade propre aux gens nés sur un bout de roche volcanique inhospitalier.
Si j’ai bien une spécialité, c’est de m’entêter dans mes choix les plus douteux avec une obstination commensurable à l’improbabilité d’un résultat positif. Le fait que j’en sois toujours à emmerder régulièrement les japonais avec ma maîtrise médiocre de l’idiome local, dix ans après avoir atterri par erreur à Narita, en est un assez bon exemple.
Au début, c’était un peu dur d’aller travailler les lendemains d’entraînement : en rampant et sans pouvoir lever les bras au dessus des épaules, mais après approximativement trois millions d’heures de pratique (et quelques kilomètres de bandages), il parait que je joue maintenant « quand même un peu mieux » que quand j’ai commencé. Autant dire que ça valait tout à fait l’effort.