Où il n'est bien sûr nullement question, ni d'automne, ni de Tokyo…

6 juin 2007

Errances

Posté dans : l'Actualité, par Dave A. à 10:06

Rien de nouveau à offrir, sinon ce texte qui traîne dans mes brouillons depuis mon retour. Je n’avais pas vraiment l’intention de publier ça, mais après tout à quoi bon écrire, si ce n’est pour être lu.

À peine rentré, j’ai posé mon sac et suis resorti sans même enlever ma veste. J’avais besoin d’un verre. Le Balto avait fermé pour le week-end, heureusement Zach était ouvert et tenait lui même le bar. En bas, ça semblait de bonne humeur et ça jouait une espèce de ska jazzy façon titi parisien, en haut, c’était plutôt calme, voire morne : juste Zach derrière le bar, Kat sur le bar, à moitié endormie, et Django qui berçait l’ensemble avec quelques accords de guitare mélancolique. Je me suis posé, j’ai commandé un Jack Da’, me suis ravisé pour un Chivas, en me disant que le prix du verre contribuerait à m’éviter la tentation de me mettre minable. Tentation trop souvent suivie de celle de faire des appels que l’on regrette forcément le matin suivant.

On a un peu causé du temps, de la vie, des magasins punks de Soho et comparé le prix du tikka massala entre métropoles. Zach a bien vu que j’étais pas trop dans le bonheur rayonnant, mais est prudemment resté hors du sujet. A peine six jours plus tôt, assis au même endroit avec elle. Il est des histoires qui sont suffisamment universelles pour pouvoir se permettre quelques ellipses.

La conversation progressait par bribes laconiques, minimaliste sans être totalement laborieuse. Personne ne semblait d’humeur à secouer la torpeur sonore et tout le monde s’en satisfaisait comme ça.

A moitié appuyé au bar, j’ai regardé mon fond de verre, trouvé que la scène ressemblait beaucoup trop à un mauvais cliché cinématographique des années 30 et je suis sorti un peu précipitamment en saluant Zach et Kat.

Dehors, c’était une nuit tiède de mois de mai globalement réchauffé. Un temps à aller regarder la Seine, donc. Avec un peu de chance : quelque candidat à la mort par ingestion de vase toxique pour rappeler qu’il y a toujours plus désespéré que soi…

En glissant machinalement la main dans une poche, j’en ai sorti une cigarette inattendue, un truc conique qui avait traversé la Manche et les derniers jours, enveloppé dans quelques couches de mélancolie cotonneuse. Je l’ai allumé en passant sous l’arche de l’Institut.

Tout m’a semblé un peu irréel, figé, distant : ma dernière journée, le voyage en train que j’avais passé à fixer la vitre en m’efforçant de faire le vide dans mon esprit, tous ces gens occupés et satisfaits, le métro, les terrases de café, trop de détails inhabituels dont je n’arrivais pas à préciser l’anormalité. Quelques pas en arrière avaient changé ma perspective d’ensemble, mais j’avais oublié de m’arrêter et je continuais de marcher doucement à reculons en fixant d’un air hébété la lune trop pleine, la Seine trop calme.

Sous le pont des Arts coule la Seine, j’ai pensé malgré moi, en maudissant mes accès élégiaques pavloviens, Et nos putain d’amours, faut-il qu’il m’en souvienne… Ah ça, pour être venue, la peine, on peut dire qu’elle est venue… Pour la joie, il va falloir attendre. D’ailleurs, j’ai beau me pencher et scruter ce soir-là, je ne vois que quelques maigres filets d’eau glissant sur une masse de roche noire immobile : la Seine ne coule pas plus ce soir-là que les amours ne reviennent. J’essaie à nouveau de faire le vide, de me concentrer sur cette eau invisible, mais plus j’essaie et plus des pensées me submergent. Des torrents de bile mêlée d’amertume qui s’insinuent par toutes les brèches de mon crâne à l’abandon. Des sentiments acérés, des douleurs pointues comme des aiguilles, que je prends un plaisir masochiste à m’enfoncer dans les tripes, méthodiquement, une par une.

« Vas-y, t’as pas une clope, steuplé ? »

N’obtenant pas de réponse, il a répété sa question, d’un ton plus nerveux, penché en avant vers moi, légèrement trop près.

« Je ne fume pas », je répond finalement d’un ton pointfinaleux, sans ajouter ce « désolé… » et le demi-sourire triste de condoléance que j’offre toujours dans ces situations pour bien appuyer ma sincérité. Simultanément, j’ai jeté distraitement dans la Seine le demi-mégot marocain qui achevait de se consumer dans ma main, sans provocation volontaire, sans même penser au type qui se tient toujours devant moi.

Au loin, on dirait que ça se gâte, le ton monte. Réfugié bien à l’abri derrière mes rétines, j’observe le type qui s’énerve tout seul. Je ne réponds pas, lui dit de laisser tomber, que c’est pas le jour. Mais il continue à faire beaucoup de bruit, à agiter sa mâchoire inférieure. Je fixe un point dans l’espace, à quelque mètres derrière sa tête, je me replonge avec délectation dans ma torture solitaire, sans faire plus attention aux éclats de voix qui proviennent, à peine audibles, jusqu’à mes oreilles.

Je n’ai pas vu le coup partir. L’instant d’avant, ses traits tendus à quelques centimètres de mon visage, sa main qui fait signe d’attraper mon revers, sa tête qui prend un peu de recul. Ensuite, vacillant, appuyé contre la balustrade, ses yeux écarquillés et sa bouche qui n’émet plus aucun son, qu’un râle un peu chuinté, tandis que son autre main cherche à déserrer un garrot imaginaire autour de son cou.

Instantanément, toute ma rage intérieure s’est évaporée pour laisser place à une vague de dégoût… Dégoût vague. Dégoût du monde en général, dégoût pour ce qui fait qu’un individu sera prêt à balancer un coup de boule à un autre, pour une histoire de cigarette… Mais surtout un dégoût profond et irréversible envers moi même et ce que je venais de faire. Malgré les apparences et le bon droit moral, j’étais responsable de cette violence autant sinon plus que lui. J’ai senti la lame de fond de cette rage malsaine qui s’éloignait alors que je relâchai ma posture et contemplai la douleur sur le visage d’un inconnu. Et j’ai eu honte comme rarement j’ai eu honte de moi.

Je suis resté aux cotés du type quelques minutes, le temps de m’assurer que sa pomme d’adam n’était pas brisée, qu’il en était seulement quitte pour un sac de glace pilée sur le poignet et une cure de purée mousseline pour les prochains jours. J’ai prononcé quelques demi-excuses d’un ton mécanique qu’il a accueilli d’un hochement de tête surpris en ne me quittant pas des yeux et je suis parti en pressant le pas.

Rentré à l’appartement, j’ai branché la stéréo à fond en cherchant quelque chose, n’importe quoi, pour noyer le bourdonnement dans mes oreilles. Les Suites pour violoncelle. Pas Jacqueline du Prè : trop mélancolique, trop tendre, trop féminin… Le crissement lancinant et précis de l’archet de Pablo Casals sur des notes de Bach : un moyen comme un autre d’extérioriser ses états psychotiques sans se mettre à hurler à sa fenêtre.

Ce que j’écris maintenant, c’est aussi un moyen d’extérioriser quelque chose – je ne sais pas trop quoi, mais c’est surtout une façon de résister à la tentation d’écrire dans une autre langue, à quelqu’un d’autre. Une drogue de substitution, donc… Si ça ne s’arrange pas rapidement, je passe au Pentothal…

Voilà…

Ne vous en faites pas : ça va mieux ces jours-ci. Il fait beau, j’écoute du Glenn Gould et les oiseaux chantent dans le jardin de la clinique de désintox.

Rendez-vous demain matin chez le coiffeur pour une coupe de bonze-soldat, puis départ vers l’Est mystique pour quelques mois. Je risque de ne pas être en ligne pendant quelques jours, mais j’essaierai de préparer quelques surprises auto-postées jusqu’à mon arrivée en des cieux plus internetisés.

6 Comments »

  1. Je suis scotchée !

    Comment par Amazone — 6 juin 2007 @ 10:07

  2. Pareil Amazone. Sauf que pour Bach, vu l’état, moi j’aurais mis Tortelier… un peu rude, mais bien dans l’ambiance, non? Sinon tu mérites, vraiment, tu mérites… et ne chipote pas sur les surprises auto-postées.
    (t’as vu: Douda va – peut-être – revenir)

    Comment par briscard — 7 juin 2007 @ 8:22

  3. Une petite coupette pour détendre l’atmosphère ?
    Sinon il a l’air cool le Dave.

    Comment par Madame B — 7 juin 2007 @ 9:51

  4. Une coupette ? Morbleu, deux douzaines par personne, je vide les caves pour l’été… Encore un peu de Charles Heidsieck, msieur Briscard ? Et vous mesdames ?

    Bon, sinon, ça y est, je suis prêt à décoller. Je m’en vais taper sur des bambous verts quelque temps. Moins de poils sur le crâne que sur les bras. Je me sens le sex-appeal d’un nasique. Je te laisse les clefs Briscouille, j’ai mis quelques trucs en poste restante pour occuper un peu l’espace en mon absence. Si tout se passe bien et que la mousson thaï dissout pas ce qu’il me reste de neurones, je devrais refaire surface d’ici une quinzaine.

    Comment par Dave A. — 8 juin 2007 @ 7:02

  5. Bon voyage, Monsieur Dumollet… Pour la quinzaine, j’demande à voir… Une quinzaine de semaines?… Bah, de toutes manières on est habitués… on attendra. Bon vent.

    Comment par Briscard — 8 juin 2007 @ 8:06

  6. Merci mais je bois plus, même le Champ ! Et je clope plus non plus ! Bonne virée !

    Comment par Amazone — 9 juin 2007 @ 7:31

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et ignotas animum dimittit in artes