Où il n'est bien sûr nullement question, ni d'automne, ni de Tokyo…

18 décembre 2007

Obscénités

Posté dans : J'exècre, l'Actualité, par Dave A. à 2:05

Father McKenzie wiping the dirt from his hands as he walks from the grave
No one was saved.
Eleanor Rigby

Les enterrements sont des cérémonies paradoxales, en cela que l’on s’acharne à les rendre mémorables, mais tout le monde voudrait pouvoir les oublier aussitôt.

Vous avez déjà vu un photographe officiel à un enterrement, vous?

On se resserre un peu autour du cercueil, s’il vous plaît, je n’arrive pas à faire tenir tout le monde dans le champ… Maintenant le défunt avec seulement les enfants… Bon, après ça : quelques photos en extérieur, avec le soleil couchant dans les ormes du cimetière?

Il y a essentiellement deux types d’enterrements : ceux où l’on se rend pour le mort et ceux où l’on accompagne les vivants. Ceux dont en fin de compte, on garde peu de souvenirs, trop occupé à surnager dans sa peine pour faire attention au reste… Et ceux dont chaque minute austère et inconfortable s’imprime à l’encre de la douleur ambiante.

C’est dans ces cas là que les détails les plus idiots prennent de ridicules proportions. De minuscules angoisses sociales qui se transforment en interminables débats intérieurs : des questionnement sur la couleur de sa cravate, le nombre de boutons de sa veste ou la tournure exacte du cliché condoléancieux qu’il sera de bon ton de prononcer, sans chercher l’originalité ou la sincérité. Et puis à coté, pendant que je m’interroge sur mon choix de boutons de manchette, il y a un mort et des gens qui pleurent.

Bien sûr, je la ressens aussi, cette tristesse qui m’entoure. Un peu par empathie, un peu par un égoïste réflexe d’identification. En fait, je me souviens surtout des dernières fois où c’était moi, celui pour qui rien n’avait d’importance, celui qui serait venu en jeans et baskets, sachant bien que les morts s’en foutent, autant que je me foutais des vivants en ces occasions.

Ce jour là, c’était pour les vivants que j’étais venu. Debout, les yeux baissés dans la contemplation de ma paire de gants.

Et puis tu as pris la parole.

Immédiatement, je ne t’ai pas aimé.

Certes, tes collègues et moi, on ne s’est jamais bien entendu – on pourrait même parler de différents irréconciliables depuis quelques décennies. Néanmoins, s’il peut demeurer la moindre rancoeur à l’égard de ta boîte, ce serait surtout pour les échelons supérieurs, pas pour les pauvres sous-fifres dans ton genre.

Je n’éprouve plus de nos jours, pour toi et tes semblables férus de cross-dressing dominical, qu’une vague indifférence, peut-être teintée d’un peu de nostalgie pour l’époque lointaine où, à défaut de croire à vos fables, je les ahanais de bonne grace, en choeur avec mes petits camarades. Ou peut-être est-ce une nostalgie pour ces interminables discussions péri-théologiques où un gamin de 10 ans vous laissait entrevoir juste ce qu’il fallait d’espoir d’un sauvetage d’âme tardif, pour continuer à pratiquer sur vous ses arguments apostatiques d’un ton faussement innocent. Nous partageons au fond une commune appréciation professionelle pour l’art de la dialectique stérile qui ne pouvait mener qu’à un certain respect mutuel quoique distant.

Et pourtant, tout de suite, je t’ai detesté.

Je crois que c’était ton air ridicule, souffreteux et un peu pathétique, tes petits yeux rougis sur des joues rougeaudes, tes éternuements intempestifs, cette façon que tu avais de te moucher à intervalles réguliers, ou plutôt de poser ton immonde mouchoir dégoulinant sous ton nez en reniflant bruyamment. Oh, je me doute bien que c’est pas facile de pas prendre froid, quand on bosse presque à poil sous son étole, dans un nid à courant-d’air de 30 mètres sous plafond, sans double-vitraux, avec en prime tous les mourants de la création qui viennent t’expirer leur dernier souffle fétide dans la gueule. Pas ta faute, je le sais. Mais il est des jours où le grotesque est presque un crime.

Ce crime là, j’aurais pu le pardonner, ou au moins l’ignorer, si tu n’avais pas ouvert la bouche.

On sentait bien que, malgré ce coup de froid, tu n’allais pas laisser passer l’opportunité. Un enterrement, c’est du pain béni pour les gens de ton espèce : un spot de pub de la volonté divine pour une audience captive qui n’a d’autre choix que d’écouter en se recueillant ton boniment de vendeur d’opiacées.

Je ne la connaissais pas bien, mais s’il est une leçon à tirer, c’est que le tout-puissant, dans son infinie miséricorde et son incommensurable bonté, peut nous rappeler à Lui en toute occasion… Vous ai-je déjà parlé de notre splendide gamme de produits pour le salut de votre âme immortelle ? En ce moment, prix cassés sur les indulgences : deux confessions pour le prix d’une… Pour nos amis hérétiques, sémites déicides, mahométans et autres adorateurs de Moloch, que je vois au fond de la salle, je signale aussi que nous offrons cette magnifique croix en plaqué or pour toute conversion et abjuration de vos croyances démoniaques… N’attendez pas : les flammes de la damnation éternelle n’attendront pas, elles. Recueillons nous…

Et ainsi, pendant de longues minutes, t’arrêtant à peine le temps de reprendre l’haleine que tu avais courte – nez congestionné oblige – tu as détourné cette scène de paisible douleur en un cirque tragi-grotesque de retape de bas-étage.

Nous avons tous notre propre définition de l’obscène. Pour certains, c’est un bout de sein qui dépasse d’une toile de maître ou un sexe flasque qui pend au bout d’un marbre, pour d’autres, c’est le râle de plaisir qui accompagne la rencontre de deux organes humains, il en est même pour lesquels la vision d’une mèche de cheveux à l’air libre suffit à évoquer cette définition.

Pour moi, ce matin là, l’incarnation du mot obscène, c’était toi. Toi avec tes petits reniflements, tes formules faussement réconfortantes et ton air chafouin de traqueur d’âmes en détresse, pissant aux quatre coins du cercueil pour bien marquer ton territoire et rappeler à tous que c’était le moment ou jamais de rentrer dans tes bonnes graces…

J’aurais bien voulu te mettre mon poing dans la gueule, éclater ton nez dégoulinant, te prendre par le cou grassouillet et te plonger tête la première dans l’eau glaciale des fonts baptismaux en regardant tranquillement les bulles remonter à la surface… Je ne devais pas être le seul non plus. Tu le savais certainement. Tu savais aussi que tu ne risquais rien tant que tu te tiendrais derrière cette boîte en sapin et la douzaine de visages rougis par les larmes du premier rang. Et tu as continué ta parade obscène en toute impunité.

Et j’ai continué à fixer mes mains en torturant ma paire de gants pour essayer de ne pas entendre tes obscénités.

5 Comments »

  1. On sent poindre comme une ombre d’anticléricalisme désuet, qui fleure bon l’encens et la sacristie, teinté d’un robuste agnosticisme. Ça fait du bien, en ces temps de fureur mystique!
    (Sinon content de te revoir, même si tu confirmes l’adage selon lequel on retrouve toujours les vieilles connaissances aux enterrements!)

    Commentaire by Briscard — 18 décembre 2007 @ 6:32

  2. J’oubliais: merci pour l’illustration musicale. Dans le ton et tout ça… foutre sur la gueule au father McKenzie… The cow, comme on dit par chez nous…

    Commentaire by Briscard — 18 décembre 2007 @ 10:50

  3. Un texte émotionellement difficile…

    Commentaire by Hern42 — 20 décembre 2007 @ 5:00

  4. Même pas sûr d’être un anticlérical très convaincant, à défaut de convaincu. Je n’éprouve (d’habitude) aucun empressement majeur à cramer du calotin. Je trouve qu’ils sont déjà suffisamment en voie de disparition comme ça (je pense que ça a quelque chose à voir avec leurs méthodes de reproduction). Alors tant qu’ils me fichent la paix en général…

    Et pour Eleanor, de rien, c’est un plaisir : je n’ai jamais été grand fan de leur période gentils-garçons en maillot de bain à rayures sur la plage, mais celle là fait peut-être exception et s’est imposée d’elle même. Une des plus grandes chansons modernes écrite en mode dorien, pour ne rien gâcher.

    Commentaire by Dave A. — 21 décembre 2007 @ 12:26

  5. Merci.

    Oui, je sais, c’est un peu court, mais, soit je me lance dans les éloges dithyrambiques reflétant ma totale admiration, mais dont le style ferait honte à un enfant de CP (la preuve..), soit je la fais courte et sobre.
    J’ai choisi.

    Commentaire by Françoise — 26 décembre 2007 @ 5:13

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et ignotas animum dimittit in artes