Où il n'est bien sûr nullement question, ni d'automne, ni de Tokyo…

10 juillet 2009

Pour de Faux

Posté dans : le Japon, par Dave A. à 5:55

H. sanglote à petits bruits, la tête baissée, pendue à mon bras. J’avance en titubant légèrement, j’essaie de ne pas glisser sur les mousses qui couvrent la plupart des marches. C’est qu’il est plutôt escarpé, le petit cimetière d’Engaku-ji.

Le groupe qui se tient au bout de l’allée semble à peine plus âgé que nous dans l’ensemble. Également réparti entre les sexes et uniformément vêtu du noir monotone des enterrements japonais, ses membres n’affichent aucune émotion, sinon un air morne et taciturne pour les plus jeunes. Quelques regards se tournent brièvement sur notre passage, par réflexe ou par ennui, sans guère s’attarder.

Nous avons à peine franchi la porte qui sépare le cimetière du reste de l’enceinte que nous éclatons tous deux d’un rire à peine étouffé. Je mords à pleine dents le cuir de ma main gantée dans une vaine tentative de retenue. Pressant le pas comme les deux gamins coupables que nous sommes, nous rejoignons rapidement le chemin principal et reprenons notre promenade sous le ciel bleu ensoleillé d’un matin d’hiver.


Le ciel était déjà bleu, le soleil déjà levé et l’hiver déjà mordant, lorsque nous avions décidé d’aller passer notre journée de bureau à Kamakura, au milieu des collines, de la mer et des temples. C’est en arrivant près de l’entrée d’Engaku-ji que je m’étais souvenu de ce détail anodin glissé par une amie cinéphile dans une conversation sur les temples des environs : la tombe de Yasujirō Ozu.

Après un tour des temples et jardins, agréablement déserts en ce jour de semaine, nous nous étions réchauffés en buvant le traditionnel sirop de riz chaud servi au sommet d’une des collines surplombant le temple. Seuls au milieu du salon japonais d’extérieur ; quelques plate-formes en bois surélevées, recouvertes de fins coussins d’un rouge étonnamment vif dans les couleurs froides du matin. Cérémonieusement assis en tailleur côte-à-côte nous avions siroté nos breuvages brûlants tout en échangeant quelques banalités aimables avec la grand-mère qui venait de les apporter : nous n’aurions aucun mal à trouver le cimetière attenant au temple, nous assura-t-elle, il nous suffisait même d’allonger légèrement le regard pour l’apercevoir en contrebas.

Devant l’entrée, je m’attachais à scruter la vénérable carte des concessions à la recherche d’une orthographe plausible du nom de ce cher Yasujiro dans l’idiome local, tandis que H. tentait d’attirer mon attention sur un autre panneau, beaucoup plus concis, interdisant strictement l’entrée des lieux à tout visiteur ne pouvant justifier d’une parenté certaine avec le terreau local. « Je suis désolé: je ne comprends pas le japonais », avais-je rétorqué d’un ton distrait, juste avant de pousser une exclamation en pointant du doigt l’emplacement des cinq idéogrammes que que je venais de repérer sur la carte.

« Et puis qui a dit que nous ne faisons pas partie de la famille? »

Gentleman humaniste, proto-féministe et buveur invétéré : quelque part, c’était un peu notre grand-père à tous.

Il n’avait pas fallu beaucoup d’effort pour trouver sa légendaire tombe sans nom, ce petit cube de granite sans autre inscription que le caractère « rien »… Le rien des paraboles bouddhiques, celui de la Vraie Nature de Bouddha, ou peut-être tout simplement le rien de quelqu’un qui n’avait rien à ajouter et voulait juste qu’on le laisse en paix.

Une demi-douzaine de bouteilles d’alcools plus ou moins remplies étaient posées devant, comme autant d’hommages légers au génie des moments qui passent, une coupe de saké à la main. Faute d’alcool de riz fermenté, j’avais partagé la flasque de rhum avec H., qui avait poussé le cri de gorge d’un petit chat qu’on étrangle, avant de reprendre une seconde gorgée.

Il faisait beau ce matin-là, presque tiède, et même un peu chaud au niveau des tempes, en descendant les marches du petit cimetière. À la vue de la procession qui se tenait maintenant près de l’entrée, H. a raidit sa main dans la mienne. «Souviens-toi : grand-père viens de nous quitter.», lui ai-je glissé à mi-voix.

Elle a esquissé un sourire pétillant, s’est arrêtée quelques secondes en fronçant les sourcils comme pour se concentrer, puis un voile d’une tristesse indicible et silencieuse s’est abattu sur ses traits.

4 Comments »

  1. It was about time!
    Oui oui je sais je sais, c’est de l’acharnement…

    Commentaire by hern42 — 10 juillet 2009 @ 7:01

  2. Où il est encore question d’impression fosse!
    Merci de ton passage, je reviendrai me dépayser chez toi, on n’y passe pas par le petit bout de la lorgnette!

    Commentaire by caramel — 13 juillet 2009 @ 6:10

  3. hern : je sais pas si l’écriture est thérapeutique, mais l’acharnement dont tu fais preuve, l’est carrément. Ça en devient presque effrayant.

    caramel: de rien, c’est moi. Les saines lectures en-ligne qui ne donnent pas mal à la tête, aux yeux ou ailleurs, se font de plus en plus rares.
    Et en effet, il m’est arrivé de fréquenter la gargotte du sieur Briscard, même si, comme l’atteste la production sub-métronomique du présent carnet, j’ai parfois tendance à traverser des crises d’aphonie digitale et n’ai guère eu le temps de m’y faire remarquer avant qu’il ne ferme lâchement boutique.

    Commentaire by Dave A. — 17 juillet 2009 @ 3:05

  4. « Aphonie digitale », oui, c’est exactement ça, je cherchais le terme depuis longtemps. Je crains d’être atteinte du même mal, frustrant, hein?

    Commentaire by caramel — 24 juillet 2009 @ 3:18

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et ignotas animum dimittit in artes