Où il n'est bien sûr nullement question, ni d'automne, ni de Tokyo…

4 août 2012

Le Don d’Invisibilité

Posté dans : l'Actualité, le Japon, par Dave A. à 1:11

Les dernières notes d’Iggy, ou plutôt de notre piètre restitution, résonnent encore dans l’air lorsque nous refaisons surface en plein Dotombori, au milieu des bars et karaokés somnolents. Les cicadas ont pris le relais dans un petit jour étonnamment peu étouffant pour une fin de juillet dans le Kansai.

Certains matins fleurent l’euphorie et les bouffées éthyliques, d’autres la défaite et les hoquets d’alcools qu’on commence déjà à regretter. Celui-ci sent juste la satisfaction d’une sortie qui s’arrête au bon moment et au bon endroit. C’est rare un équilibre aussi parfait.

J’embrasse à deux bras Vicky en rebondissant chastement sur sa poitrine, fais un petit signe de la main à Daphne, et m’éloigne vers mon quai matutinal. Je suis tellement absorbé par mon roman d’espions et d’aspirateurs en territoire cubain, que je remarque à peine deux autres pratiquantes des nuits pas claires sinon blanches, qui attendent elles-aussi leur citrouille et me sourient d’un air presque insistant à chaque fois que je lève les yeux. Après tout, aucune raison de ne pas sourire par un si joli matin d’été.

Quand l’express Osaka-Kyoto ouvre finalement ses portes, je m’assois machinalement sans quitter mon livre, mais en remarquant tout de même que c’est mon bout de banquette, de toutes celles du wagon presque vide, que les deux sourires ont décidé d’occuper. Leurs visages ont l’âge indéfini de ces japonaises qui pourraient avoir 20 ou 40 ans, trahis uniquement par leur intonation post-adolescente et de fréquents tapotements sur des portables maquillés comme des jouets pour adultes. Celle qui s’est assise à côté de moi porte ce petit bandeau garçonne façon Année Folles qui a envahi le Japon depuis quelques mois. Sur la longue chevelure brune des japonaises, la note résultante penche plus vers Pocahontas que vers Kiki de Montparnasse, mais le pays a certainement vu pire mode vestimentaire par le passé.


Dans une conversation trop bruyante pour être honnête, elles récapitulent leurs aventures de la nuit. Ou plutôt non-aventures, puisque Pocahontas lamente en termes peu ambigus l’absence de compagnie masculine pour escorter le retour domestique en ce beau matin ensoleillé et la perspective de devoir se contenter d’un prosaïque sommeil réparateur. Ou pas, puisqu’aux tapotements de tamtam ont répondu les signaux numériques d’un jeune guerrier d’une tribu amie. Si les aspirations du jeune homme sont, semble-t-il, sans ambiguïté et ma foi en parfaite adéquation avec celles précédemment mentionnées de Pocahontas, celle-ci montre peu d’enthousiasme.

J’ai bien sûr depuis longtemps laissé derrière les péripéties havanaises de ce pauvre James Wormold, pour me concentrer sur celles bien plus intéressantes de mes voisines, qui me prêtent à peu près la même d’attention qu’à un animal domestique assis sur un coin de lit. Le paradoxal don d’invisibilité dont bénéficient souvent les étrangers au Japon n’est guère étonnant: après tout, si nombre de touristes occidentaux s’imaginent couramment que leur pratique de langues obscures telles que le français ou l’anglais rendent leurs conversations privées impénétrables au commun des mortels dés les Alpes ou l’Atlantique traversés, il n’est pas déraisonnable pour le japonais moyen d’estimer que ce même touriste béatement assis sur le siège d’un train sillonnant la campagne du Kansai, n’a pas dépassé la troisième page de son Berlitz. Il ne me viendrait jamais à l’idée de m’en plaindre. Encore moins de dissiper ce charmant malentendu.

En fait de super-pouvoirs, lire dans les pensées s’ajoute soudain à mon répertoire lorsque, prenant soin de ne pas se trahir par un regard dans ma direction, Pocahontas me pointe du pronom. Sans s’embarrasser de sous-entendu, elle laisse entendre à sa compagne que je ferai bien l’affaire. Pouffant de rire à tour de rôle, elles s’engagent alors dans une conversation délicieusement graveleuse qui ne s’interrompt qu’à l’annonce par le conducteur que nous sommes en vue de notre terminus Kyotoïte. Le moment où nous rassemblons de concert nos affaires et nos regards se croisent.

Je n’ai même pas besoin d’ouvrir la bouche: un sourire appuyé et un clin d’oeil moqueur dans leur direction en disent bien plus long que la plus éloquente des déclamations en japonais. Une fois leur embarras évacué dans un éclat de rire retentissant, elles n’ont guère le choix que de m’inviter à venir partager le petit-déjeuner.

2 Comments »

  1. Ah ah ! Merci pour ce délicieux billet. Règle n°1 : ne jamais parler de quelqu’un sans s’être assuré au préalable qu’il/elle ne comprend pas la langue dans laquelle on s’exprime… même à l’autre bout du monde.
    Ce non-respect de la règle donne lieu des situations pour le moins cocasses – ou déplaisantes, c’est selon.
    Je reviens juste du Japon avec un regret : être dans l’impossibilité totale d’y avoir saisi la moindre phrase. Frustrant.

    Commentaire by Chut — 26 juillet 2014 @ 3:42

  2. Chut,

    Le plaisir est le mien (en espérant avoir l’occasion d’en lire plus).

    Je pense que plus que de s’assurer, il vaut mieux partir du principe que même une hypothétique barrière linguistique est un assez faible camouflage et être prêt à assumer ses paroles…

    Quant au Japon et au japonais, c’est en effet frustrant (ou motivant, c’est selon), mais c’est aussi le seul moyen de pratiquer un orientalisme satisfaisant. Une fois qu’on réalise que ses voisins de train ont les même conversations prosaïques sur la météo ou les meilleures marques de maquillage que partout ailleurs dans le monde, c’est tout de suite beaucoup moins exotique.

    Commentaire by Dave A. — 27 juillet 2014 @ 11:42

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et ignotas animum dimittit in artes