On prenait tranquillement le thé dans un salon un peu guindé de Ginza, quand Eiko m’a demandé si je l’accompagnerais pas à sa première soirée fétichiste. Une vraie, avec du S, du M, du Q et un demi alphabet d’autres déviances sexuelles. Sur l’instant, je me tâtais un peu. Principalement parce que je n’étais vraiment pas habillé pour l’occasion et je portais la paire de Ferragamo que j’aime bien. En plus, le sexe d’après-midi, c’est comme le petit-déjeuner : plus plaisant en nombre restreint et à proximité d’un lit.
Renseignement pris, j’avais une semaine pour trouver quelque chose de moins coûteux et plus facile à ravoir à l’eau de javel que le cuir italien.
À part ça, j’étais partant. C’est d’ailleurs probablement pour ça qu’Eiko m’avait demandé, en dépit du caractère raisonablement peu dévêtu de nos sorties nocturnes habituelles : je suis toujours partant. Surtout quand il s’agit de porter des costumes et s’adonner à des activités douteuses voire illégales. Heureusement que j’habite pas dans le Mississipi des années 60 : sur un malentendu, je me serais probablement retrouvé avec un drap de lit sur la tête en train de mettre le feu à des églises Afro-américaines.
À dire vrai, il y avait aussi la curiosité d’assister aux premiers pas d’Eiko aux pays des merveilles et des champignons géants en latex.
Par le plus grand des hasards, j’avais déjà visité cette même soirée six ans plus tôt, sur les bons offices d’une connaissance passionnée d’orientalisme tordu au point d’y consacrer tout son temps libre. En fait de soirée fétichiste, il s’agissait d’un magnifique cabaret du n’importe quoi, illustrant avant tout l’idée qu’en fouillant suffisamment longtemps le catalogue des perversions sexuelles humaines, on finira toujours par trouver au moins quelques personnes dont les pulsions orgasmiques reposent sur l’usage, qui d’un cathéter, qui d’un costume de raton laveur en peluche, qui d’un grille-pain.
Ce jour là, mon moment favori n’avait pas été le spectacle de catch féminin dans la gelée, ni le très compétent saucissonage de plusieurs demoiselles et quelques demi-moiselles au son des percussions japonaises. Incontestablement, le clou du spectacle, était l’arrivée sur scène d’un quinquagénaire bedonnant et benoîtement souriant. Entièrement nu à quelques lanières de cuir près, et présenté par la maîtresse de cérémonie (2 mètres, talons inclus, et des épaules de nageuse est-allemande option chinois LV2) comme le plus célèbre masochiste du Japon. S’en était ensuivi une interminable liste d’exploits dans le domaine, expliquant au passage la quasi-absence de ce qui aurait dû se tenir au dessus de ses deux testicules bien pendants, comme résultant d’un enthousiasme un peu trop prononcé pour la torture du zizi à but ludique. Cette hagiographie du champion de la mutilation génitale et de tous les trucs qui piquent, pincent ou électrocutent, atteignait son paroxysme lorsque la maîtresse de cérémonie, se tournant vers le public pour une ultime confidence sordide, lança : « Et en plus il est gay ! »…
Une fois l’émotion de cette choquante révélation passée, elle avait ajouté d’un ton guilleret : « Ce soir, à titre de faveur exceptionnel, il nous a demandé s’il serait possible que toute la salle lui crie ensemble Crève, sale pervers !. Allez, tous en coeur à trois : un… deux… »
Bref.
En comparaison, ce second épisode en aurait été presque fade. Sans l’enthousiasme désarmant d’Eiko, déguisée en employée de bureau modèle, tailleur de marque et maquillage impeccables, talons et chignon en pointes. Une créativité vestimentaire limitée, donc, mais amplement compensée par la judicieuse adjonction d’accessoires glanés au cours de la nuit. Dans ce type de soirée, comme dans les galas d’archéologues explorateurs, c’est au port du fouet qu’on reconnait les pros.
Ting, elle, était partie dans une tout autre direction, élégamment résumée dans ses propres mots par « un peu pute, mais optimisant parfaitement le rapport coût/surface ». Quelques heures plus tôt, on buvait des verres dans une tanière taverneuse de Golden Gai (cinq places, tenancière comprise), quand je m’étais rappelé mon engagement de deuxième partie de soirée. Non seulement Ting était partante (elle est souvent partante elle aussi, je crois que c’est pour ça qu’on s’entend bien), mais elle tenait à être habillée pour l’occasion. Ça tombait bien, car le supermarché Don Qijote, ouvert 24h/24h, était à deux pas, et les déguisement cocasses (pour hommes) ou putassiers (pour femmes) frôlant le bon goût sans jamais s’y risquer, c’est un peu leur spécialité.
Par esprit challenge, Ting s’était fixée comme budget le montant de la ristourne accordée pour port de costume approprié : mais même dans l’empire du synthétique de mauvais goût, on trouve pas grand chose pour 2500 yens. Peu convaincus par les costumes d’écolières mal taillés et seyants comme des uniformes de caissières Prisunic, ou les tenues érotico-campagnardes en synthétique qui pique-là-où-on-veut-vraiment-pas-que-ça-pique, on s’était rabattus sur le rayon des lingeries « sexy », à thèmes oscillant entre le peep-show munichois des années 80 et le libertinage bourgeois de Bezons-sur-Loire un mardi soir. Et là, en effet, miracle du centimètre-carré restreint : après l’achat d’une nuisette en résille assortie au motif léopard de sa petite culotte, il nous restait assez pour deux sucettes à l’ananas.
Une fois sur place, Eiko et Ting, c’étaient un peu les gamines dans le magasin de friandises. Si on avait remplacé les friandises par une collection d’individus en tous genres et en tous sexes, partageant un enthousiasme pour l’humiliation rituelle, les châtiments corporels et l’introduction passive d’objets dans les parties intimes, sans passer par la case café et dîner aux chandelles. Eiko se découvrait un goût prononcé pour l’esclavagisme moderne et la traite des petits japonais imberbes, Ting jouait à 30 Millions d’Amis avec toute la faune à collier de l’endroit, moi j’en profitais pour prendre des leçons en corde à noeuds : on sait jamais quand on va avoir besoin d’amarrer un bateau. Ça et tout plein d’autres trucs utiles et distrayants.
Ce fut une très chouette nuit et faudra vraiment y retourner.
Mais la prochaine fois : peut-être envisager de se changer et d’enlever tout maquillage avant de faire un stop à l’épicerie locale sur le chemin du retour. Le flegme de l’employé de magasin japonais a beau être digne de sa réputation légendaire, je pense que rien ne préparait celui-ci à sa confrontation petit-matinale avec Eiko et Ting, encore enivrées aux hormones de leur nuit (et à la bouteille de shochu qui l’avait accompagnée). Bref, je pense que tout le quartier me soupçonne maintenant d’organiser des orgies sataniques chez moi le weekend.