Et sans plus tarder, la réponse tant attendue à nos récents questionnements rhétoriques existentiels…
C’était la fin de l’automne, le début de la semaine et le début de la fin pour bien d’autres choses. En pleine traversée de ces improbables heures qui séparent le dernier métro de celui du petit matin. À notre bord, l’équipage des soirs de faible fréquentation.
Club NV était d’une taille à peu près idéale: juste assez petit pour ne pas bénéficier d’un surcroît d’attention indésirable, mais suffisamment grand pour échapper à la traditionnelle guirlande de cirrhoses de comptoir, typique des plus petits établissements. Quel que soit le soir, il n’y avait guère de ces habitués cuvant leur mélancolie éthylique au bar… Quelques groupes caractéristiques se détachaient cependant de la foule des noctambules anonymes:
Un important contingent de joueurs de rugby néo-zélandais, d’une part, occupait souvent un volume métrique non négligeable à l’intérieur du club. Les mêmes origines méridio-hémisphèriques des deux barmaids, la propension de l’une en particulier à mettre en valeur les atouts que lui avait dispensés Mère Nature (avec un peu d’assistance de Tonton Bistouri), ayant entraîné une préférences patriotico-hormonales pour l’endroit et sa subséquentes utilisation comme succursale de vestiaire lors de leurs fréquents passages dans la capitale.
A l’autre extrémité du club et de l’échelle socio-professionelle se tenaient les mystérieux rendez-vous d’affaires de quelques japonais en costume trois pièces, discrets au point d’en faire presque oublier leur occupation quasi-permanente du carré V.I.P. à des fins professionelles. Des sortes de comités d’entreprise un peu particuliers présidés par un vénérable quinquagénaire que nous appellerons Matsumoto: non pas pour quelque vague ressemblance avec la peu-crédible création cinématographique éponyme, mais parce que l’impérieux besoin de respecter ici un certain degré de discrétion n’a d’égal que mon incapacité générale à trouver des pseudonymes convaincants aux protagonistes de mes récits. On notera donc que, contrairement à son homonyme né des effluves enfiévrés d’une poignée de neurones occidentaux surchauffés plongés dans un bain d’hormones pré-pubères, ce Boss Matsumoto-là n’était ni tortionnaire sadique, ni pédophile, ni même entouré d’une armée de tueurs fanatiques portant improbables loup vénitien et katana… Bon, il était quand même ce qu’il serait tenu d’appeler un Yakuza. Mais nul n’est parfait après tout.
Toujours d’une politesse extrême, incroyablement patient avec l’indigence de mon vocabulaire et rougissant comme un collégien lorsqu’il s’essayait à un compliment grivois sur la serveuse, sa seule pulsion inavouable était une adoration sans borne pour Sylvie Vartan, dont il ne manquait pas une seule apparition publique à Tokyo.
Profitons de ce que nous en sommes à la page destruction de mythes et caution intellectuelle en solde pour ouvrir une courte parenthèse culturelle:
Le yakuza
Le yakuza est communément défini comme la version japonaise du classique mafioso occidental, identique dans son port du costume sobre et sa pratique de la micro-finance à visage humain, discernable par son accent rarement napolitain ainsi qu’un nombre de phalanges anormalement bas pour un individu ayant généralement peu d’affinité pour la pratique de la guitare sèche et du jazz manouche. L’iconographie populaire lui attribue de fréquents et sanglants règlements de comptes au grand jour dans les rues des métropoles nippones qui seraient, à en croire certains films, des sortes de Bogota orientales.
Dans la vie réelle, les yakuzas ne sont guère qu’un regroupement d’entrepreneurs syndiqués spécialisés dans la finance de proximité. Une sorte de Crédit Lyonnais dont les huissiers manieraient la batte de baseball avec plus d’aisance que le code civil, mais en tout autre point aussi serviables sinon plus. Il est bon de noter que leur absence manifeste du bottin des Pages Jaunes local écarte à peu près tout risque d’entrer en affaire avec eux par erreur…
C’était donc à priori en connaissance de cause que le propriétaire de NV, dont le sens des affaires se limitait à de quotidiennes études de marché comparatives entre son propre bar, ceux de la concurrence et le caniveau des allées attenantes, avait eu la présence d’esprit de contacter Matsumoto-oyabun afin d’étudier la possibilité d’une fructueuse coopération financière. Collaboration qui s’était concrétisée dans un renouvellement partiel des vieillissantes banquettes de velour et un crédit temporairement rehaussé de notre boss auprès des bars à hôtesses du quartier. Parallèlement, et bien que cette clause n’ai jamais été explicitement évoquée par aucune des deux parties, la salle V.I.P. et ses banquettes neuves avait immédiatement trouvé un nouvel usage comme succursale de la dynamique petite entreprise Matsumoto: un choix judicieux quand on sait à quel point il est difficile de trouver à Tokyo des locaux professionnels d’un standing similaire, à prix abordable et comprenant service à volonté.
Des longues heures passées en la compagnie plus ou moins directe de Matsumoto-oyabun, son équipe commerciale et ses clients, je ne garde pas un si mauvais souvenir. Seules certaines de leurs odieuses pratiques barbares, desquelles mon professionnalisme à toute épreuve me rendait complice presque quotidiennement, me réveillent encore en sueur au milieu de la nuit. S’il est évident que je n’avais guère le choix rétrospectivement, il m’est impossible d’y repenser sans réprimer un frisson d’horreur et adresser une silencieuse prière d’excuse aux mânes de mes ancêtres pour ces innombrables commandes de single malt britannique que je fus forcé de servir comme il est coutume de le boire dans ces milieux: oyuwari, dilué dans plusieurs volumes d’eau chaude.
Ces petits différents culturels mis à part, j’étais en bons termes avec toute l’organisation, échangeant brèves courtoisies avec les échelons supérieurs, plaisanteries idiotes et téquilas frappées avec la menue piétaille: une demi-douzaine d’émules de John Woo à peau grasse qui se faisaient régulièrement envoyer au bar ou à une table plus éloignée afin de ne pas déranger les conversations des adultes.
A l’échelle du club, ces différents groupes formaient avec la foule des visiteurs anonymes un microcosme sans histoire, cohabitation paisible reposant sur une totale indifférence mutuelle. Comme dans tout bon documentaire du National Geographic, le troupeau de rhinocéros néo-zélandais s’abreuvait au fleuve Jack Daniel, tandis que les léopards orientaux restaient à l’ombre du tamarinier, un oeil sur leur Glenfiddich, l’autre sur l’horizon où passait l’insouciante gazelle, et la vie suivait son cours dans la savane.
Jusqu’au jour où…
Jusqu’au jour où j’eus l’idée de scinder mes récits en plusieurs billets. Un procédé totalement chafouin présentant le double avantage d’élever artificiellement l’intensité de la narration et de m’aider à maintenir un rythme de publication plus soutenu.
La suite donc, dans quelques jours…
Ah oui mais… non !!!
Du Glenfiddich arrosé d’eau chaude, c’est aussi hérétique que du Coca light dans un Armagnac hors-d’âge !
Vade retro Satanas !
Tu parles de léopards ! Même pas bons à faire d’ostensibles carpettes de devants de cheminée pour bouseux de Chasse, Pêche, Nature et Tradition.
Je te leur en ferais bouffer du « poisson boule », arrosé à la tétrodotoxine pure pour faire bon poids !
Sapajous !
Moules à gaufres !
Signé Capitaine Haddock
Commentaire by Fugitive — 2 janvier 2006 @ 7:46
[…] Ce soir là, donc… […]
Ping by L’Automne à Paris » Il était une fois dans l’Est [dénouement] — 9 août 2006 @ 12:55
[…] réponse, donc, après cette page de […]
Ping by L'Automne à Paris » Questions Existentielles — 21 juillet 2014 @ 11:57
[…] Ce soir là, donc… […]
Ping by L'Automne à Tokyo » Il était une fois dans l’Est [dénouement] — 19 juin 2022 @ 4:51