Où il n'est bien sûr nullement question, ni d'automne, ni de Tokyo…

1 novembre 2006

Septembre en Trois week-ends (pt. 2)

Posté dans : l'Actualité, par Dave A. à 4:29

Un des plaisirs pas si simples de la vie, que j’apprécie beaucoup plus que je ne le devrais, c’est de traverser une frontière les mains dans les poches. Voyager sans bagage, comme si j’étais juste sorti pour aller acheter du pain. Je ne le fais pas si souvent et à vrai dire, c’est plutôt l’inverse d’habitude : j’embarque ma maison dans deux valises partout où je vais. Je crois que l’avant-dernière fois remonte au nouvel an du siècle dernier, et c’était à Viennes. Mais ça, c’est pour un autre jour.

Le mois dernier, donc, je foulais le sol de Waterloo d’un pas somme toute assez peu prussien malgré l’heure matinale, un bouquin à la main, de la musique dans les oreilles et une cravate roulée dans la poche. Et comme j’étais d’une humeur incroyablement dispendieuse ce jour-là, c’est assis sur une banquette, discutant politique du continent indien avec mon chauffeur Sikh tout en achevant de nouer mon déguisement, que j’achevais mon trajet.

Je la connais à peine mieux, mon autre grand-mère, mais contrairement à ses homologues secoués du bénitier, elle a toujours favorisé le sourire de connivence à l’autorité sèche, dont je la soupçonne pourtant fort capable. D’abord, parce qu’elle sais trop bien d’où je peux tenir ce chromosome de l’obstination butée, façon chèvre à quatre cornes. Ensuite, parce qu’elle m’aime bien. Ici aussi je suis l’aîné des aînés, ici aussi ça compte, mais différemment.

Moi aussi je l’aime bien.

J’aime bien le parchemin mat de son visage et ses deux petits yeux verts pétillants comme une gamine qui n’aurait pas le dixième de son âge. J’aime bien le demi-sourire énigmatique rapporté de son Égypte natale dont elle ponctue presque toutes ses phrases. J’aime l’élégance de son accent : fût-une époque, j’aurais bien donné une ou deux phalanges pour pouvoir le troquer contre l’étrange diction cosmopolite que j’avais ramené des îles en même temps que mon enfance… Encore maintenant, je suppose… Évidemment, il est bien trop tard pour y remédier, et je me contente de camoufler du mieux possible les relents de nouveau continent qui ont tendance à surgir dans mes prononciations, tant je sais que sa pourtante modeste fibre patriotique en souffre.

Oh, elle n’est pas parfaite, loin s’en faut. Avec les charmes du siècle dernier, viennent aussi les préjugés d’une autre époque. L’âge aidant, la peur de l’autre se fait un peu plus aiguë : cet hypothétique étranger venu semer chaos et destruction jusque dans nos tasses de thé… Je n’aime guère m’aventurer dans ces discussions peu avenantes : non pas que je n’aie quelque difficulté que ce soit à exposer vigoureusement mes différends en la matière, mais parce que je sais ô combien futile serait toute tentative de lui faire balayer un siècle d’inimitiés et de préconceptions. En ces rares occasions, je me limite donc lâchement à aiguiller la conversation ailleurs, non sans lui avoir rappelé qu’on est toujours le métèque d’un autre, à commencer par sa mère, mon arrière-grand-mère, née plutôt loin du Commonwealth à une époque où il ne faisait de surcroît pas bon s’appeler Zilberstein dans les faubourgs d’Odessa.

Mais ce n’est pas grave. On parle d’autre chose. On parle des autres, on parle avec les autres, tous ses amis, ceux qui viennent encore, ceux qui ne viennent plus.

D’une certaine manière, j’en suis un peu membre honoraire, de ce club. J’y ai mes entrées depuis que je peux marcher à deux pattes sans trop baver sur mon noeud papillon.

Quand j’étais petit, sage, bien élevé et passionné d’histoire, sans meilleure occupation que de collectionner les timbres, les maquettes d’avions et les récits de guerre chevrotants, on s’arrachait ma présence, dans ces salons. Petit-fils idéal, à la fois psychothérapeute et témoin-relais inter-générationnel, je buvais poliment leurs aventures anté-arthritiques en me gavant de chocolat.

Mais même bien longtemps après avoir perdu le goût de le philatélie et troqué les modèles réduits pour les modèles rebondis, je pourrais encore passer des heures à écouter leurs radotages obsolètes sans vraiment me lasser : Hyde Park à la lueur des bombes, la température de l’eau du coté d’Arromanche, le plan Overlord, le plan Fortitude, les plans pour le futur, les petits plans, le Grand Plan, les plans secrets, les plans rocambolesques… leur Grande Vadrouille à eux : sans Bourvil, à balles réelles et avec séjour à Birkenau dans l’épilogue… Douglas, l’ancien pilote de Crache-le-feu reconverti dans la chimie nobelisable mais néanmoins amusante, dont mes parents ignorent heureusement tout du rôle crucial dans la naissance de certaines vocations scientifiques expérimentales de l’époque. Edna, qui a travaillé avec Alan, à Bletchley Park, et à qui je pense chaque fois que j’entend un imbécile parler de ce prétendu chromosome masculin des mathématiques. Richard, l’ancien du MI6, qui porte sa croix silencieusement et m’avait pour la première fois parlé relativisme moral, éthique du sacrifice et raison d’État, des années avant que je n’aille bouquiner Niccolò, Friedrich ou Leo. Sir Maxwell, l’arrière petit-fils de, dont j’ai gagné l’admiration sans borne, le jour où je lui ai candidement demandé si son aïeul était bien l’auteur de ces bouquins un peu oubliés qui avaient pourtant nourris mon enfance acathodique

Mais leur motivation, ce n’est pas seulement ce besoin très humain de transvaser quelques poussiéreux souvenirs de valeur dans de la matière grise fraîche, à l’abri d’Alzheimer et des métastases : en vertu de cette conception légèrement surannée de l’honneur et de la camaraderie, plus ancienne encore que les boiseries edwardiennes du salon où nous buvons le thé, ils ont aussi devoir de contribuer à l’édification, voire l’éducation, de la descendance de ceux qui ne sont plus. Une génération plus tard, il s’agit surtout de me faire comprendre que c’était un type bien. Je leur en sais gré, même si le souvenir de ce grand-père que je n’ai jamais connu est trop abstrait pour m’inspirer autre chose qu’un peu de respect et pas mal de curiosité. Comment ne pas être curieux, lorsque la seule chose que votre grand-mère peut vous dire de son époux à cette époque, est qu’il rentrait parfois dormir quelques heures à la maison, une mallette menottée au poignet. C’est sans le moindre effort que j’avais obtenu un été, il y a longtemps, d’aller bouffer de la poussière de papier jauni en maraudant parmi des kilomètres d’archives aux mentions de confidentialité plus excitantes les unes que les autres, dans le but officiel d’en savoir plus sur mon mystérieux grand-père. J’avais de bizarres façons de passer mes étés quand j’étais ado. Loin de constituer une faveur aux yeux de ceux dont la bienveillance m’ouvrait ces portes, je crois que c’était pour eux un plaisir réél de se sentir en mesure de remplir leur rôle de protecteur dont les avait investi la coutume…

Avec le temps et l’imminence de l’échéance finale, la nécessité vitale de s’acquitter de cette dette d’honneur au montant incertain n’a fait que croître. Je sens bien dans leur façon de s’enquérir poliment de ma vie, cette légère pointe de déception que je ne sois pas suffisamment intéressé par le type de facilités que pourraient m’offrir leur assistance, aussi considérable que désintéressée. C’est pas ma faute : le traffic de souvenirs archéologiques m’a toujours plus intéressé que le traffic d’influences. Mais je crois qu’ils comprennent et s’en acquittent tout aussi volontiers.

Finalement, le premier à s’être lassé, ce n’est pas moi, c’est eux. Pas de raconter leur vie, mais de la vivre. Maintenant, dans les bouches de ceux qui restent, chaque souvenir prend malgré-lui le ton d’une eulogie. On évite de parler trop de ces morts plus récentes, moins héroïques. Même si personne ne le dit tout haut, on sent bien que tous le pense à mi-voix : mourir dans son lit d’un cancer de la prostate quand on a survécu à la campagne d’Afrique et aux falaises de Normandie, c’est con quand même.

8 Comments »

  1. J’aime bien le Dr Dave !…

    Il a un style que je n’arrive même pas à envier, n’en ayant pas moi-même, des souvenirs qu’il distille comme autrefois on buvait de l’absinthe…
    Bref, allez le découvrir, chaque fois que je le lis j’ai l’impress…

    Rétrolien by Argentine au jour le jour — 1 novembre 2006 @ 5:30

  2. J’aime bien les commentaires laudateurs au sujet de « L’automne à Paris ».
    Ça m’évite d’avoir à les faire dans la mesure où ma nature me porte un chouïa plus sur le dézingage à tout va…

    C’est sympa.
    Y’a des bisounours pour dire tout le bien qu’il pense de quelqu’un d’appréciable sans que j’ai à foutre mes mains pas manucurées dans le cambouis…
    Excellent !
    En même temps, il y a certains bisounours de piètre qualité dont les vomissurres auraient tendance à me faire fuir…

    Mais c’est comme la coke…. c’est plus fort que tout…
    Dr.Dave a des fans infréquentables… et alors ???
    0n va le snober pour ça ? On ne va plus le lire ?…. Ben non…
    Je plaide pour la présomption d’innocence.
    Ce brave gars n’est pas responsable de la nullité crasse de certains de ses courtisan(e)s…
    Et le premier qui lui reproche ses mauvaises fréquentations carnetiennes se prend les crampons dans la face…

    Briscard ? T’es là ? On est bien d’accord en dehors de la dose de TGV ?

    On lui offre quoi au Dave ?
    Un truc totalement improbable parce que sinon ça vaut pas le coup…
    Et puis « IL LE VAUT BIEN »…

    Commentaire by Grabuge — 1 novembre 2006 @ 5:47

  3. Tout simplement j’adoooore.. Rien de plus à dire..Bisous Bulles °O°O°O

    Commentaire by Mazelle-bulle — 3 novembre 2006 @ 3:28

  4. Mazelle-bulle

    Merci, et bon anniversaire.

    Grabuge

    J’ai vraiment pas tout compris (et je suis pas sûr d’y tenir), mais y’a des majuscules et ça parle de blogs, donc ça doit être des trucs importants, j’imagine…

    Commentaire by dr Dave — 4 novembre 2006 @ 2:16

  5. Grabuge, faut reconnaître, c’est pas la femelle docile… rebelle, souvent elle est… mais bon c’est Grabuge… sinon t’écris vraiment bien mon cochon… mais j’t’l’ai d’jà dit… alors j’arrête parce qu’autrement sinon tu vas t’prendre le chou… quand même, merde, ‘tain, fais chier..

    Commentaire by Briscard — 6 novembre 2006 @ 2:02

  6. loin de moi l’idée de faire ma chieuse mais ta « chèvre à 4 cornes » là … ça serait pas un mouton des fois ??

    m’enfin moi j’dis ça …

    Commentaire by Mel'O'Dye — 6 novembre 2006 @ 2:16

  7. Briscard

    T’as raison : tu continues et je rentre bientôt plus dans les Doc montantes que je viens de m’acheter (on est en pleine régression adolescente)…

    Mel

    1) t’es une chieuse 2) t’as probablement raison.
    Pas ma faute si dans ma tête, tous les trucs qui ont des cornes sont des chèvres (et puis je suis à peu près sûr d’avoir toujours entendu parler de « chèvres à quatre cornes » dans les traductions françaises, ce qui n’excuse rien, bien au contraire).

    Commentaire by dr Dave — 6 novembre 2006 @ 11:47

  8. Tiens c’est marrant, moi j’viens d’m’acheter des Doc, mais la version boots élastique; c’est moins régressif, ça fait plus pépère, mais c’est quand même d’la marque, quoi merde!

    Commentaire by Briscard — 7 novembre 2006 @ 11:14

RSS feed for comments on this post. | TrackBack URI

Leave a comment

XHTML (les tags suivants sont autorisés): <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong> .

et ignotas animum dimittit in artes