Où il n'est bien sûr nullement question, ni d'automne, ni de Tokyo…

3 août 2007

À défaut d’endurcir l’intérieur…

Posté dans : l'Actualité, par Dave A. à 12:42

[À en croire le vendeur de ma papeterie locale, l’absence de sortie USB sur mon Moleskine serait tout à fait normale et il n’existerait pas de méthode pour en transférer le contenu sur ce blog, autre que par insertion manuelle et lettre-à-lettre des phrases à peine lisibles griffonnées durant mon précédent séjour loin des cieux informatisés qui sont usuellement miens. On peut dire que je me suis bien fait avoir.]

Comme d’habitude, le choc de l’arrivée est rude. Je sais pas si c’est la moiteur de l’air qui flotte mollement au dessus du tarmac, ou la douzaine de mini-bouteilles de piquette violacée gracieusement offertes par l’hôtesse durant le vol, mais j’ai les tempes un peu bruyantes. Quelques minutes pour trouver mon chemin dans les halls flambant neufs de Suvarnabhumi. Le temps de cornaquer mon troupeau de valises jusqu’à la consigne, d’en extraire mon minuscule sac de survie et c’est avec la respiration un peu moins courte que je me dirige vers la sortie, où m’attend Ian, facilement reconnaissable au milieu des locaux à sa stature de gentil bûcheron canadien.

Ian a depuis longtemps assimilé les deux principes fondamentaux du code de la route thaïlandais: résignation bouddhiste face à une mort potentiellement imminente d’une part, conformation à l’écosystème établi d’autre part. En l’occurrence, sa cylindrée japonaise impose le respect (et la priorité) aux insignifiants tuk-tuk, mais se doit de le céder sans discussion aux conducteurs de mini-bus qui ne croient eux, ni en Dieu, ni aux feux rouges.

En traversant la véranda avec mon petit baluchon couvert de poussière, j’avise deux jeux d’échecs au milieu des tabourets en acajou. Ian attrape mon regard et me promet que nous aurons l’occasion de nous adonner à quelques interminables parties un soir prochain. Il conclue son hochement de tête par un sourire un peu mauvais dont je ne déchiffre pas bien le sens sur le moment.

Ajarn Sao, le professeur, n’a guère changé : sa stature de vieillard malingre contraste toujours autant avec ses mouvements souples et assurés et il lance ses petits éclats de rire caractéristiques à tout bout de champs dans la conversation qui se tient en bribes de japonais et d’anglais, autour des thés glacés au lait de coco qu’il nous a servi. Il se souvient parfaitement de ma dernière visite et semble authentiquement ravi que j’ai fini par accepter cette invitation, somme toute lancée à la légère et plus comme une politesse qu’une véritable attente. Je vérifie que Ian l’a bien entretenu des ambitions fort limitées de mon séjour et le remercie profusément de tolérer ma présence temporaire pour d’aussi insignifiants motifs. Il m’assure que cela ne perturbera en rien le déroulement habituel de ses leçons mais qu’il me faudra me plier aux règles de l’endroit. Je lui réponds que cela sera un plaisir. Il arbore alors le même petit sourire que Ian quelques instants plus tôt, moins narquois, tout aussi mystérieux.

Ian m’a bien donné tout mon équipement la veille: de quoi couvrir mes tibias, mes avant-bras ainsi que toute autre partie de mon anatomie impliquée d’une manière ou d’une autre dans des activités respiratoires, intellectuelles ou procréatrices. Mais Ajarn Sao m’indique que je peux m’en débarrasser pour le moment : mon seul adversaire durant les deux premières journées de mise-en-condition se tient sur un seul pied, fixé du sol au plafond, et ne renvoie pas les coups. En revanche, lui non plus ne porte pas de protection, et ça c’est fort regrettable comme je suis sur le point de le découvrir.

La tige de bambou vert est un instrument fascinant : léger, souple, presque incassable, de taille et consistance fort similaires à de l’os humain. Il est donc tout à fait logique de taper avec l’un sur l’autre, juste histoire de voir lequel casse en premier. Il est aussi amusant de constater que, par un étrange effet de mimétisme, la couleur des extrémités d’un humain à peu près normalement constitué tend à converger vers celle du-dit végétal après quelques heures de contact hautement rapproché.

Durant les interminables heures que durent les séances, ce n’est pas tant la douleur superficielle des nerfs, ou ce picotement lancinant au niveau des os, qui se fait le plus sentir… Très rapidement, ce sont les muscles qui refusent d’aller plus loin et n’obéissent plus aux ordres pourtant clairs que leur envoie le cortex moteur. La lutte pour garder le contrôle de ses mouvements, l’inévitable sensation de déchirement qui s’ensuit, la surprise de se réaliser aussi vulnérable… Chacune de ces intolérables minutes de concentration tragi-comique pour lever une jambe ou abaisser un bras font rapidement oublier les trop nombreuses heures restantes et la teinte bleuissante un peu inquiétante prise par tous ses membres.

Trouvant à peine la force, le premier soir, d’avaler une soupe de curry jaune avant de ramper jusqu’à ma couche, je parviens le lendemain à surmonter ma torpeur pour défier Ian sur l’échiquier. C’est alors que je comprends l’origine de son sourire moqueur du premier jour, réitéré avec force à la vue de mes tentatives infructueuses pour me saisir du premier pion. C’est au prix des plus pathétiques efforts que je parviens à refermer à moitié ma main prématurément arthritique autour de chaque pièce, juste assez longtemps pour la faire progresser péniblement de quelques centimètres sur l’échiquier. Rapidement lassées du caractère machine-à-pince de fête foraine de notre partie, mes paupières décident d’y mettre fin en refusant obstinément de rester ouvertes, m’évitant la possible humiliation de devoir passer à l’usage des dents pour mettre mon roi à l’abri.

Plus régulière que l’entraînement, la vague de mousson quotidienne garantit que pas une seule des rares heures disponibles n’est passée en de futiles excursions dans le monde extérieur. Calé sur des coussins, dont je jurerais qu’ils sont fourrés au poil de bébé phoque en comparaison de mes séances du matin, je sirote des thés thaïlandais et feuillette en rêvassant. Saeko avait ri, le jour où j’avais justifié mon goût paradoxal pour la pluie de mousson: « Parce qu’elle tombe verticalement ». Et pourtant, c’est vrai: le torrent qui se déverse est tellement droit que pas une goutte n’atteint le livre que je tiens à quelques centimètres du mur aquatique qui encercle la véranda. Dociles et prévisibles, ces pluies protègent mon petit monde des perturbations de l’extérieur.

Cheu, en escale à Bangkok, m’a laissé un message sur le portable de Ian. Je regrette un peu de lui avoir donné ce numéro en lui faisant part de mes projets le mois précédent. Comme toujours, il y a la perspective de quelques précieuses heures de tête-à-tête, durement volées à nos emplois du temps respectifs. Mais il y a aussi, à ce moment précis, cette fatigue incommensurable, cette impression de ne pas être vraiment moi-même, de m’être finalement habitué aux profondeurs inconnues et un peu inhospitalières de mon nouvel habitat. Je sais que la voir provoquera forcément une envie prématurée de remonter à la surface. Évidemment, Cheu a devancé mes états d’âme et ne m’a guère laissé le choix: son message se limite à l’heure de notre rendez-vous et le nom de l’hôtel dans le lobby duquel elle m’attendra.

Ainsi en est-il décidé de ma seule demi-journée de repos de la semaine: Ian ayant malicieusement offert de me conduire lui-même, j’abandonne la mort dans l’âme, la perspective d’une après-midi dominicale passée à jouer aux dés allongé sur une banquette, pour les sièges trop raides d’un hôtel au luxe défraîchi savamment entretenu. Cheu connaît trop bien Bangkok pour se satisfaire des pathétiques palaces pour occidentaux rougeauds des abords du Chao Phraya… C’est sans surprise que je vois Ian zig-zagger sans fin dans un dédale de rues du centre-ville pour finalement déboucher sur un de ces vieux hôtels coloniaux entièrement peuplés de non-coloniaux.

C’est en passant le portier dans sa livrée vert olive impeccable que j’ai finalement pris conscience de la couche de poussière couvrant mes pieds nus ensavatées et du blanc un peu douteux de mon pantalon en lin, certes confortable pour le délassement d’après entraînement, mais peu conforme au standard costarkravatisé de l’endroit. C’est aussi en remarquant à quel point cela m’était bien égal que j’ai réalisé l’étendue de ma fatigue physique ou psychique: pas même la perspective de passer pour l’un de ces immondes touristes allemands aux manières néandertaliennes n’eut réussit à me faire attacher la moindre importance à mon apparence vestimentaire ce jour-là.

Un oolong-cha devant moi, je tente de m’absorber dans la contemplation des dernières pages de mon livre, quand le plus bellevillois des accents singapourien m’interpelle jovialement dans un français presque parfait. Ici plus que jamais, Cheu prend un visible plaisir à user de son français de troquet, allant jusqu’à forcer l’accent gouailleux tant qu’elle peut. Malgré cela, paresse des muscles et du cerveau aidant, la conversation regagne vite le confort linguistique de l’anglais mêlé des habituelles interjections sino-singapouriennes de rigueur. Avisant les mémoires de jeune fille chiante et rangée de Simone, posées sur un coin de la table, Cheu me demande avec un sourire dubitatif un peu insultant d’où me vient ce soudain intérêt pour la genèse du féminisme franco-bourgeois. Je lui réponds que d’une part, j’ai toujours été un ardent féministe, mais qu’en l’occurrence, cela n’a rien à voir : il s’agit juste de savoir comment Sartre a réussi à coucher avec elle. Entre intellectuels rébarbatifs au physique ingrat, on sait jamais, ça peut servir.

Le fil des conversation et des thés nous menant vers des heures vespérales, je lui demande ce qu’elle veut faire maintenant. Sa réponse des plus crue et directe me laisse plus songeur que surpris. Je lui explique posément qu’en mon état, je me sens difficilement capable de lever un petit doigt, et donc, a fortiori quoi que ce soit d’autre de plus volumineux et moins articulé. Je l’assure avec un désintérêt non feint qui me surprend moi-même que j’ai laissé au dojo mon aptitude aux combats, verticaux comme horizontaux. Se faisant faussement cajoleuse, elle m’assure que je n’ai qu’à me laisser faire et que ce sera tout en douceur.

Mensonges éhontés et opportunistes, bien sûr. Vite pardonnés et finalement rachetés par un tendre réveil et un petit-déjeuner aux aurores, baignés dans le silence complice et agréable d’une forêt d’orchidées sauvages égarée au milieu du bitume.

Je claque la portière du taxi avec une heure de retard sur l’entraînement du matin. Le comique de boulevard un peu éculé contenu dans ma soudaine irruption au milieu du dojo, sautillant sur un pied, short à moitié enfilé et t-shirt jeté sur l’épaule, ne manque pas d’attirer toute l’attention que j’espérais justement éviter. Je m’attend à une remarque sèche d’Ajarn Sao, accompagnée du regard peu amène que je lui ai vu lancer en similaires occasions. Mais il semble plus amusé que courroucé et le plissement de paupière qu’il m’adresse à la place ressemble à s’y méprendre à un clin d’oeil complice de vieillard égrillard.

Je respire un sourire soulagé, mais je crois que dans le fond je suis un peu déçu.

3 Comments »

  1. Le bonheur est dans le dojo. Merci.
    (ou l’art de l’ellipse narrative qui énerve…)

    Commentaire by Briscard — 3 août 2007 @ 2:19

  2. Je cours un risque en plaçant, dans ma liste pour le blogday, un blog en vacances ; mais j’assume et espère vous lire prochainement.

    Commentaire by Olivier SC — 31 août 2007 @ 5:31

  3. […] Ça m’allait bien, comme loisir, une pratique musicale qui me permette de travailler mon sens du rythme en groupe, sans avoir besoin de porter un béret ou un bonnet de bain. Je me voyais déjà, tapotant gentiment sur mon tambourin au milieu de mes petits camarades. Un truc ludique et pas violent. Pour les arts martiaux, j’avais déjà donné. […]

    Ping by L'Automne à Paris » Il tape sur des tambours… — 14 août 2014 @ 5:55

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et ignotas animum dimittit in artes