Où il n'est bien sûr nullement question, ni d'automne, ni de Tokyo…

13 décembre 2008

Les rues de San Francisco

Posté dans : l'Actualité, la Californie, par Dave A. à 8:21

Le téléphone décroche à la troisième sonnerie : au moins une de trop, plusieurs secondes de plus qu’il n’en faut pour étendre le bras vers un tableau de bord, c’est pas bon signe.

« Larry ?
— Lui-même.
— Toujours en affaires?
— Plus que jamais. »

Larry, depuis dix ans, c’est mon chauffeur de taxi attitré. À San Francisco, ville riche en colines et pauvre en transports, où les taxis choisissent leurs courses avec une minutie dédaigneuse et ne s’aventurent guère hors de Union Square après 2 heures du matin, il est indispensable d’en connaître au moins un ou deux par leur prénom. Ou d’aimer les marches nocturnes.

« J’aurais besoin de roues au coin de 16è et 8è, c’est envisageable ?
— Ça dépend : c’est urgent ? On vient de dépasser Fresno et même en tenant notre moyenne et en évitant les accidents de coyote, on en a encore pour six heures avant Vegas, un peu plus pour le retour.
— Las Vegas ? C’est pas un peu hors de ta juridiction ?
— Candy et Felicity avaient une urgence professionnelle. Tu me connais, je ne peux rien refuser à deux demoiselles en détresse et en tenue légère. »


Un soir, il y a dix ans, avant de s’engouffrer pour la première fois dans son taxi, nous nous étions poliment enquis de sa position sur l’alcoolisme passif durant les heures de travail, rapport aux deux verres à martini qui nous étaient restés soudés à la main depuis le dernier bar. Sans prendre la peine de baisser la bande-son type funk psychédélique et rythmique à la mode locale, il avait démarré tout en sortant sa flasque pour trinquer avec nous. Du coup, ça nous avait plutôt mis en confiance et Raj avait entrepris de faire un inventaire de sa pharmacie portative en vue d’un éventuel stop de ravitaillement. Là encore, Larry ne s’était guère ému des risques encourus par sa précieuse licence, coupant court à toute inquiétude pour les lois locales par un emphatique : « Ce qui se passe dans ce taxi, ne sort pas de ce taxi », presque trop engageant pour être honnête. « Vraiment tout ce qui se passe dans ce taxi ? », avait tâtonné malicieusement Raj. Larry avait sorti de la boîte à gant un petit miroir en forme de plateau sur lequel trônait deux lames de rasoir nues à l’ancienne: « Vraiment tout ».
Sur sa carte de visite, au dessus de son numéro, il y avait juste écrit « Larry Tard-la-Nuit, Taxi ».

« Malheureusement, demain soir, ça va faire un peu tard pour nous. C’est pas grave, on va marcher un peu. »

Tout en disant ça, je lève la tête et croise le regard noir de Lauren qui se concentre sur un point au milieu de mon front avec l’évidente intention d’être la première au monde à réussir un meurtre par télékinésie. J’essaie de lui faire valoir que je ne suis pas responsable de ses choix vestimentaires et de la hauteur de ses talons aiguilles peu propre à la mobilité, qu’en l’occurrence sa haine homicide serait bien mieux canalisée à l’encontre de décennies de traditions sadiques et misogynes entretenues par le monde de la mode féminine, pour le bénéfice de mon engeance, certes, mais sans que je n’ai eu le moindre mot à dire.
Néanmoins je sens que la force de mon argumentation se perd dans la capacité d’expression limitée que m’offrent ma seule main libre et mon regard un rien paniqué.

« Attends, on va vous trouver quelque chose.
— Ah ? »

Lauren a du percevoir la note d’espoir en la dièse dans ma dernière interjection, car elle a aussitôt interrompu ses préparatifs de mise-à-mort pour tendre l’oreille.

« Je connais un type… Tu as bien dit au sud de Market? Et ta compagnie, elle est comment ? du genre agréable à l’oeil ?
— Un instant, un instant ! Je fais pas dans la traite des blanches, moi. D’ailleurs ton mec peut toujours s’y essayer, mais vu l’humeur de la blanche en question, il risque d’y laisser des morceaux assez indispensables de sa virilité.
— T’emballe pas. S’il en avait après la clientèle, ce serait plutôt pour tes petites fesses que je serais inquiet. Mais ça a rien à voir, il aime juste transporter de la jolie marchandise : meilleur pour le business, il parait.
— Mouais.
— Te bile pas, il est réglo. D’ailleurs, si tu as des friandises sur toi, hésite pas à partager, il t’en sera toujours reconnaissant. »
Je jette un coup d’oeil en coin vers Lauren, qui a entrepris de se réchauffer à la lueur d’un mégot de foin afghan.
« Ça, ça doit pouvoir s’arranger.
— Bon, bouge pas, la cavalerie arrive. »

4 Comments »

  1. He bin, tu parles d’un arlésienne…
    On peut espérer plus ?
    Tu vas bien ?

    Hern

    Commentaire by hern42 — 16 décembre 2008 @ 11:15

  2. Oui oui oui…..
    Dave est de retour, avec un penchant manifestement sadique. J’aurais espéré une chute à cette historiette. Toutefois, je suis ravi de constater la réouverture de ce blog.
    J’espère que vous allez bien.
    FéliX

    Commentaire by felixnemrod — 23 décembre 2008 @ 2:34

  3. […] Quand la limousine à vitres teintées s’est arrêtée au coin de la rue, on a hésité quelques secondes. Et puis comme rien ne bougeait autour, Lauren a décidé qu’elle préférait risquer le kidnapping à la marche… […]

    Ping by L’Automne à Paris » Les rues de San Francisco (suite et fin) — 28 décembre 2008 @ 3:22

  4. Merde. Il reste des gens.
    Mais bon sang, qu’est-ce qu’il faut faire pour que vous arrêtiez de venir par ici ? C’en est presque inquiétant cette obstination.

    Bon, je promets rien. On va essayer.

    Commentaire by Dave A. — 28 décembre 2008 @ 3:25

RSS feed for comments on this post. | TrackBack URI

Leave a comment

XHTML (les tags suivants sont autorisés): <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong> .

et ignotas animum dimittit in artes