Où il n'est bien sûr nullement question, ni d'automne, ni de Tokyo…

26 janvier 2007

La Dernière minute (pt. 2)

Posté dans : la Californie, par Dave A. à 4:19

Bon. Y’en a marre. Marre d’empiler les brouillons inachevés pour cause de virgule ankylosée à mi-phrase. Marre de passer des heures à me relire pour vérifier que mon orthographe est bien en conformité avec les dernières dispositions du 342è Concile du Collectif des Violeurs de Drosophiles en Réunion du Quai Conti. Marre de ressasser les paragraphes dans ma tête jusqu’à que j’en sois trop écoeuré pour écrire la moindre ligne. Marre de faire des efforts.

Merde à la fin, c’est qu’un carnet. On est pas là pour faire de la littérature. On est là parce que le Dr. Angstundsorgenstein a dit qu’au prix horaire de la consultation, soit un emprunt sur 20 ans, soit je trouvais un endroit moins cher pour ma thérapie de groupe.

Donc.

C’était par une sombre nuit d’orage, le vent glacial soufflait dans les aulnes avec un hurlement lugubre, la pluie fouettait le pavé et les grilles du manoir luttaient pour se libérer en d’inhumains grincements…

Non, pas vraiment en fait.

Ce matin là, sur Howard et Sixième, il faisait un temps radieux de fin de printemps san-franciscain, les petits oiseaux chantaient pas, mais le voisin avait déjà mis à plein volume son disque favori de polka mexicaine, le soleil s’était levé sans m’attendre, et à part une légère douleur hypertrophique résiduelle à l’entrejambe, j’étais en pleine forme. La veille, j’avais donné, vendu, recyclé, brûlé, ingéré, prisé ou mis en orbite la quasi-totalité de mes possessions terrestres. J’étais plus léger de plusieurs mètres cubes et presque prêt à m’envoler vers un autre continent. Mais pas vraiment pressé non plus. Avec ou sans mobilier scandinave et lit triple-matelassé, j’aimais bien ma routine indolente de l’époque.

Vingt minutes avec un large sac de glace pilée délicatement posé sur le bas-ventre, et j’étais prêt à démarrer ma journée. Brunch en patio, café et divers mélanges alcoolisés à base de jus d’orange (apport vitaminique oblige) au hasard des amis croisés dans Noe Valley, tournée bucolique des magasins de musique sur Upper Haight, deux heures payées à gloser grammaire et littérature étrangère avec des mères de famille en mal d’occupation, thé et goûter sur O’Farell, allo-t’es-où-?-un-spliff-dans-Dolores-park-ça-te-dit-?, apéro dans le Castro, essentiel quart-d’heure d’élaboration en groupe de l’agenda nocturne, cut, fondu scène intérieur d’un petit club du voisinage où je venais de finir de gagner quelques dollars et beaucoup d’alcool gratuit en passant quelques disques…

Deirdre me fit signe de la suivre vers les toilettes. Ou alors c’est moi qui lui avait fait signe, je sais plus. Peut-être même que c’est Tracy qui nous a tendu deux pailles et dit d’aller voir, troisième étagère sur la gauche, sous la statuette en bronze. Bref, des trucs peu recommandables. Non, pas ce genre de truc peu recommandable, l’autre genre de truc peu recommandable. Toujours est-il qu’on a à peine eu le temps de claquer la porte derrière nous. Et s’il y avait des trucs sous la statuette en bronze de la petite étagère, ils doivent toujours y être.

Le lendemain, tout en cherchant en vain le sac de glace pilé que j’avais oublié de replacer au congélo la veille, je demandai à Deirdre ce qu’elle se sentait de faire par une si belle journée (toutes les journées sont belles et ensoleillée à San Francisco, sauf l’été, mais c’est uniquement pour tromper les touristes). On devait en être vers la synthèse de sa réponse en trois parties quand ça a klaxonné dehors, c’est à dire à une dizaine de mètres de la fenêtre du premier étage contre laquelle était appuyé le lit. À plat ventre et un bout de tête passé chastement par l’entrebâillement de la guillotine dans une futile tentative de conserver un semblant de pudeur à la situation, on a répondu à Jane et Patty que, oui, aller passer la journée à la plage était une excellente idée et qu’on descendait tout de suite, dés qu’on aurait… dés qu’on serait… enfin bref, on finissait de faire la vaisselle et on arrivait. On s’est entassé dans l’énorme tas-de-boue décapotable de Jane et on a pris la Route Numéro Un vers le sud.

Je sais, vous vous dites : main dans la main, marchant pieds-nus sur le sable fin en contemplant les vagues du Pacifique dans le soleil couchant, comme c’est mignon, où est le sac-à-vomi.

Je vous rassure.

Jane, c’était l’amie d’enfance de Deirdre : lunettes écailles, boucles coupées courts, voix douce, androgyne jusqu’au bout de sa salopette de mécano. Patty, c’était la fiancée de Jane : un petit troll velu peu avenant et peu loquace, mais pas méchant dans le fond. Autant dire que seule la certitude acquise au cours des dernières heures passées dans l’intimité de la troisième passagère me confortait dans l’idée que je ne possédait peut-être pas le taux de progestérone le plus élevé du véhicule.

Sur le trajet, ça écoutait donc les Ramones et Siouxsie à fond en bouffant de la pizza qui dégoulinait sur les doigts et en poussant des jurons à faire rougir un marin ouzbekh. Une fois arrivé, on a rapidement trempé trois orteils dans le Pacifique pour la forme (enfin, celles qui n’avaient pas la flemme d’enlever leurs Docs montantes) et puis on a surtout passé le reste de l’après-midi sur le sable à faire des tests comparatifs sur la bière mexicaine de contrebande achetée aux petits commerçants du coin. Quand on en a eu marre des mouettes iodées et du grand air marin, on s’en est retourné au confort accueillant de nos rues bétonnées en débattant batteurs de rock, battements de cœur et cunnilingus.

C’était une chouette journée.

À quelques variations près, c’est aussi ce qu’on a fait pendant tout cet été, avec Deirdre. Ça, et une quantité faramineuse d’accouplements, à toute heure, en toutes positions, dans tous les états et presque tous les États (ramenés à un échantillon représentatif et géographiquement réalisable, faute de temps). Sans qu’il n’ait été un seul instant question de renoncer à mes projets de départ imminent, il semblait avoir été tacitement décidé de part et d’autre de ne pas s’attarder en discussions inutiles sur le sujet. On se contentait de cueillir les jours et d’épuiser les nuits, ça nous suffisait largement.

Nos peu contraignantes contraintes professionnelles respectives nous laissaient amplement le loisir d’arranger à intervalles réguliers, rarement supérieurs à quelques heures, des séances de fornications intensives qui, si elles en étaient devenues un élément essentiel de notre bien-être, étaient loin de tomber dans la routine. Je continuais lentement mes préparatifs sans le moindre empressement superflu à acheter un billet d’avion ou même fixer une date précise. Franchement, la vie de couple, quand votre demoiselle agrémente ses délassements post-coïtaux par la lecture de Richard Feynman, qu’elle rentre de son shopping entre copines de l’après-midi, toute impatiente de montrer le fruit de ses achats compulsifs parmi les rayons du magasin pour adultes local (celui ou Jane bossait à l’époque), j’en connais plus d’un qui songerait à brûler son passeport.

J’ai quand même fini par l’acheter, ce billet, et à abandonner un beau jour d’octobre l’insouciance de ma vie californienne pour le paquet d’emmerdes sans nom qui m’attendait avec impatience sur le continent voisin. Bien sûr, à moins d’une semaine du décollage, nos plaisanteries faussement nonchalantes sur la relative facilité de remplacer une jolie paire de fesses ou les mains qui se plaisent à jouer avec, ne nous faisaient plus vraiment autant rire qu’au début. En fait, plus grand chose ne nous faisait rire. Même nos rapprochements, d’autant plus rapprochés qu’ils étaient comptés, avaient un peu le goût doux-amer des trucs en sursis.

Un soir, en rentrant du vingtième dîner d’adieu dont j’avais assuré mes amis que, cette fois-ci, ce serait le bon et qu’il n’y en aurait pas d’autre un mois plus tard, Deirdre m’annonça qu’elle allait venir avec moi. Après tout, elle n’avait jamais mis les pieds hors du continent américain, elle mourrait d’envie de posséder d’authentiques socquettes d’écolière japonaise et la scène musical tokyoïte n’avait rien à envier aux plus riches heures de Chelsea dans les années 70. Pour les finances, elle parviendrait bien à trouver un veil homme d’affaire nippon libidineux avec un fétiche occidental, le pays en était rempli, parait-il.

À ce moment là, je me suis souvenu à quel point il était réconfortant d’avoir une épaule familière quand tout le reste ne l’est pas, combien le monde était un endroit mille fois plus passionnant et moins effrayant quand on le regarde à quatre yeux. Laisser tout et tout le monde derrière, ma plus grande frayeur inavoué, comme je le réalisai à cet instant. Et tout d’un coup la solution parfaite à l’énorme sac de nœuds que nous portions tous les deux dans le ventre depuis pas mal de jours. Scène, fin du chapitre, tout est bien qui commence bien.

Sauf qu’au lieu de lui dire tout ça, je l’ai regardé en riant un peu et en lui expliquant qu’elle ne survivrait jamais à un tel changement, que la vie là-bas lui serait insupportable, que même moi, je n’avais qu’une vague idée de ce qui m’attendait, que je ne pouvais m’encombrer d’une présence supplémentaire, qu’elle serait tellement plus heureuse ici, qu’elle finirait bien par retrouver un membre à son goût dans les parages. Elle m’a dit que je ne savais pas ce que je manquais et que je le regretterai plus tard. Elle avait raison sur ce dernier point, mais ça je le savais déjà.

Je suis lâche, hypocrite et menteur, comme tous les hommes en âge de procréer ; ce soir-là fut l’un des rares moment d’abnégation sincère et désintéressée de toute ma vie.

7 Comments »

  1. Quoi, et même pas de « je n’ai jamais retrouvé son numéro de téléphone/son mail/sa poste restante » pour finir le texte ?!

    Aucune excuse.

    Commentaire by Xavier — 26 janvier 2007 @ 5:36

  2. « faire rougir un marin ouzbekh » ou un chasseur alpin ?
    Excellent post, comme d’hab’. And what about Deirdre ?

    Commentaire by Amazone — 27 janvier 2007 @ 2:44

  3. Merci.

    Commentaire by Briscard — 27 janvier 2007 @ 2:59

  4. très beau post.
    J’espère que la thérapie fonctionne.
    Bonne continuation et merci pour votre blog.
    FéliX

    Commentaire by felixnemrod — 31 janvier 2007 @ 12:55

  5. Aïe, voilà qui fait mal à la mélancholie, là un peu plus à droite non plutôt vers le fond à gauche…
    Merci aussi pour avoir remis dans ma tête des trucs qui en étaient sortis depuis trop longtemps, je croyais les avoir laissé dans la Bay mais en fait non…
    Upper Haight, soupir amibien.

    Hrn

    Commentaire by Hern42 — 1 février 2007 @ 5:22

  6. Xavier, Amazone

    What about Deirdre? Elle va bien, merci. Je sais pas si son numéro a changé, mais on est au XXIè siècle, et l’email marche bien… encore heureux.
    Je l’ai même recroisée quelques fois depuis, mais à part ça, mes raisons ont pas changé.

    Briscard

    de rien.

    félix

    La thérapie suit son cours. En ce moment, j’ai le sirop anti-toux et les grogs au rhum, pour aider…

    Hern42

    En fait, en y réfléchissant bien, c’était plutôt Lower Haight, le shopping… Mais bon, en finissant toujours par remonter jusqu’aux Amibes, pas loin de là où j’ai habité pendant quelque temps…

    Commentaire by dr Dave — 10 février 2007 @ 4:35

  7. […] [la suite…] […]

    Ping by L'Automne à Tokyo » La dernière minute (pt. 1) — 19 juin 2022 @ 3:59

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et ignotas animum dimittit in artes